Le monde réel ne suffit pas à l’être humain. Ou plus.
Comme vous, comme moi, l’être humain a besoin d’échapper à sa réalité.
Fuir dans d’autres univers, imaginaires ou numériques. Explorer des mondes virtuels fictifs. Par la pensée, ou par le biais d’outils technologiques, l’humain a toujours eu envie d'expérimenter d’autres réalités que la sienne. Franchir les limites que représentent nos corps grâce à notre esprit.
Comme dans un mauvais rêve, la fiction est devenue réalité : le surgissement improbable d’une pandémie mondiale. Celle-ci amplifie le besoin d’échapper à un quotidien rétréci et aseptisé. Un glissement vers des sociétés virtuelles s’opère, où l’immersion dans des réalités alternatives devient une tentation presque irrésistible.
A quel prix ? Jusqu’où sommes-nous prêts à fuir le réel, au risque de nous perdre ?
Alors que les confinements ont freiné les interactions réelles, d’autres façons d’explorer des mondes alternatifs ont émergé. Sans recourir à aucune technologie. Ici, pas besoin de lunettes 3D ou de casque de réalité virtuelle. Ni même d’un écran ou d’une connexion internet. Pour découvrir des univers parallèles, il existe un outil fascinant, aux possibilités infinies et sous-exploitées : le cerveau.
Vous avez entendu parler du “shifting”, et du hashtag associé #shiftingrealities ? En quelques mois, ce mouvement a dépassé le milliard de vues sur Tik Tok. Les shifters sont des ados de la génération Z qui visitent des mondes imaginaires par la pensée. Entre autohypnose et rêve lucide, ils se projettent mentalement dans des univers inventés.
Les dernières innovations en matière de réalité augmentée sont sur le point d’intégrer notre quotidien. Dès demain, le métavers nous promet la création de mondes qui désintègrent les frontières entre réalité et fiction : rencontres entre hologrammes, gants connectés, qui donnent l’illusion de toucher une personne qui se trouve à l’autre bout de la planète…
Des mondes dans lesquels vivront nos avatars, doubles virtuels idéalisés. Mondes dont nous n’aurons peut-être plus envie de sortir.
Interpellée par ce besoin qu’à l’être humain de fuir le réel, j’ai voulu explorer les parallèles suggérés par ces tendances émergentes.
Peut-être parce que j’ai eu la chance de grandir dans un monde non connecté, où les téléphones portables n’existaient pas. Peut-être aussi parce que j'ai pu découvrir les potentialités du cerveau en rédigeant des articles sur l’hypnose thérapeutique.
Entre libération et aliénation, refuge et addiction, l’exploration d’univers virtuels offre un champ des possibles vertigineux. Comprendre les enjeux psychiques, sociétaux, et les risques liés à une immersion dans des réalités alternatives, c'est ce nécessaire questionnement que je souhaite vous partager ici.
Tenter de saisir les liens mouvants entre fiction et réalité, quand l’anticipation devance à peine le réel. Sommes-nous réellement conscients des frontières poreuses entre exploration mentale virtuelle récréative et créative, et perte du contact avec le réel ?
Ou comment garder les pieds sur terre dans un monde d’illusion.
1/ Explorer des réalités alternatives par la pensée : refuge, expérimentation ou thérapie ?
Pourquoi l’être humain a-t-il tant besoin d’échapper à la réalité, et comment s’y prend-t-il ?
Dans son essai Eloge de la fuite, le neuro-biologiste et éthologue Henri Laborit nous propose une réponse, à partir d'expérimentations en laboratoire sur des rats. Face à un stress, une agression, l’homme a deux possibilités : le combat ou la fuite. L’impossibilité de fuir aura pour conséquence l’agressivité. La 3ème option, ne rien faire, subir la contrainte, entraîne un stress destructeur.
Pour s’extraire du réel, Laborit préconise la fuite !
Quelle est la particularité de l’homme ? Il peut fuir grâce à son imagination. L’art, ou la folie… Pour s’extraire du réel, l’homme utilise des moyens parfois dangereux ou addictifs : drogues, anxiolytiques, jeux vidéos…Nous pouvons aussi explorer les limites de la réalité naturellement.
Voyager grâce à notre cerveau, sans drogue ni écran, grâce aux états modifiés de conscience.
1/1 Un phénomène de société : le shifting
Comment s’évader en 2022 quand on a 17 ans ?
Shifter, de l’anglais “déplacer”, signifie transporter sa conscience dans une autre réalité par la pensée. Voyager dans des univers parallèles par la force de l’esprit. Si le shifting est associé à des notions qui ne sont pas nouvelles (méditation, autohypnose, rêve lucide, paralysie du sommeil...), sa pratique, relayée sur les réseaux sociaux, s’est propagée en 2020. Le hashtag #shiftingrealities approche aujourd’hui 3 milliards de vues sur tik tok.
Pour mieux comprendre ce mouvement, j’ai visionné quelques dizaines de vidéos de shifters qui partagent sur youtube leurs conseils et expériences.
Une pratique ritualisée
Concrètement, pour shifter, il faut d’abord connaître le vocabulaire associé :
Current Reality : CR
La réalité actuelle
Desired Reality : DR
La réalité désirée, celle que l’on veut rejoindre. Chez les shifters il s’agit souvent - mais pas toujours - d’un univers de fiction existant : Harry Potter, Mangas, ou Le Seigneur des anneaux par exemple.
Waiting Room : WR
Une “salle d’attente”, entre la CR et la DR.
Script
Avant de shifter, il est recommandé d’écrire un scénario du voyage souhaité. Le script décrit le monde que l’on veut visiter, ou précise les correspondances de temps entre CR et DR. Il contient aussi des affirmations qui concernent votre apparence et personnalité dans la DR, vos éventuels pouvoirs, et ce qui peut ou ne peut pas vous arriver.
Safe word
Mot de “sécurité”, inscrit dans le script, qu’il faut prononcer pour retourner dans sa CR.
Clone
Notre double dans la DR.
Lifa App
Une application fictive qui permet de modifier le script.
Respawn
Rester coincé dans sa DR.
Un trip sans drogues
Une fois le script rédigé, de nombreuses méthodes sont proposées, via des milliers de comptes tik tok, pour réussir à entrer dans un état qui permet de shifter.
Pour réussir à shifter il faut s'entraîner, même si certains s’y essayent en vain pendant des mois. Allongé dans son lit, au moment du coucher, le shifter doit se relaxer, éventuellement réaliser des exercices de respiration ou de méditation.
Beaucoup utilisent des audios dits “subliminaux”, censés favoriser les ondes "thêta". Il s’agit de sons à très basses fréquences, similaires aux ondes émises par le cerveau en état d’hypnose profonde ou de rêve.
Plusieurs méthodes pour shifter, dont quelques-unes semblent récurrentes.
La méthode Raven par exemple, consiste à compter à voix haute jusqu’à 100, en écoutant un audio répétitif de type battements cardiaques. Entre chaque chiffre, le shifter intercale une affirmation de type “Je vais shifter”, “Je suis dans ma DR”...
La méthode du train repose sur la visualisation. Vous êtes dans un train, qui se dirige vers votre DR. Vous focalisez votre attention sur tous les détails, en utilisant vos 5 sens (odeurs, couleurs, toucher, sons…), jusqu’à l’arrivée à destination.
A ce stade, les premiers “symptômes” doivent apparaître : picotements, tremblements, sensation de froid ou de chaud, flashs lumineux, entendre des voix ou sentir des odeurs notées préalablement dans votre script. Jusqu’au réveil dans votre DR…
S’évader d’un réel angoissant et contraignant, partir à la rencontre de soi
Que cherchent ces ados qui, seuls dans leurs chambres, sans écran, effectuent des voyages immobiles ?
D’après différents témoignages, il s’agit de s’extraire d’une réalité devenue bien morne, aseptisée, ou trop anxiogène en temps de covid. Le shifting semble être un jeu de rôles pour tromper l’ennui, s’apaiser dans des univers fantasmés et vivre une vie plus trépidante.
Jouer à Inventer des mondes pour ne pas se confronter à l'épreuve du réel, sans prendre le risque de la vraie vie. Un peu de rêve et d’évasion, de magie, de mystère et d’adrénaline. Se donner l’illusion d’un contrôle sur une autre réalité, ou assouvir un besoin de repères, de spiritualité, peut-être…
La vie des ados est-elle devenue si triste qu’ils doivent s’en inventer une autre, virtuelle ? Le shifting, comme repli sur soi, présente-t-il de réels dangers, un rapport à la réalité faussé et déviant ? Après tout, l'adolescence est un âge où l’on cherche à expérimenter, et le shifting permet une créativité plus active que l’immersion dans un jeu vidéo.
Thomas Villemonteix, psychologue clinicien, ne s’alarme pas :
“On parle d’une génération qui est confrontée à une réalité aux dimensions très perturbantes : entre la pandémie, les questions écologiques et l’avenir de la société…un besoin d’évasion est compréhensible. Écrire, se raconter des histoires, expérimenter les rêves lucides, cela relève de l’introspection. Quand, en plus, on est enfermé et qu’on a tendance à être anxieux, on cherche des solutions en voyageant en soi. Ce n’est pas dangereux si cela reste ponctuel.”
Vu sous cet angle, le shifting représente une forme d’écoute de soi, une quête d’identité, une façon de faire travailler son imagination. Quasiment une forme de développement personnel, d’exploration de son inconscient. Le pédopsychiatre Patrice Huerre l’explique :
«L’adolescence est une période de transformations, de doutes, où l’on se questionne beaucoup sur son identité. Le shifting peut faire office de moment privilégié pour naviguer dans son monde intérieur, explorer qui l’on est.»
Cerveau et perception : similitudes entre shifting et hypnose
L’hypnothérapeute Jean-Marc Benhaiem reconnaît les similitudes entre shifting et techniques d’induction hypnotique.
«Pour entrer dans cet état de confusion mentale, il faut immobiliser le corps, le laisser s’engourdir. L’imagination peut alors prendre le dessus. Quand on visualise un mouvement, on active les mêmes zones cérébrales que lorsqu’on bouge réellement. Si on fait abstraction de notre corps, notre cerveau peut tout à fait nous donner l’illusion de nous trouver dans une réalité différente.
Quand on se penche sur cette tendance du shifting, on pourrait se dire que ces ados rêvent simplement à une vie plus excitante, qu’ils se “font des films”, rien de plus.
Mais le shifter ne dort pas pendant son voyage, il est conscient, ses cinq sens sont présents. Il se trouve dans un état entre veille et sommeil, qui s’apparente à un état de conscience modifié. Les rituels utilisés pour shifter sont finalement très proches des techniques d’induction d’un état hypnotique. L’état de conscience modifié est un état bien réel, expérimenté en auto-hypnose, qui a été validé grâce à l’enregistrement par EEG de l’activité cérébrale en état d’hypnose.
Le shifting n’aurait donc rien de magique, d’étrange, ou de surnaturel, mais activerait des zones du cerveau liées entre autres à la perception.
1/2 Explorer des mondes imaginaires : du shifting à l’auto-hypnose, un état modifié de conscience validé par les neurosciences
Si Jean-Marc Benhaiem associe shifting et techniques d’induction hypnotique, la comparaison s’arrête là. L’hypnose est généralement utilisée dans un but thérapeutique, et demande un accompagnement.
En hypnose thérapeutique, «on crée un monde virtuel dans un objectif précis. On guide le patient dans une démarche de soin et, à la fin de la séance, on prend le temps de le ramener dans la réalité. “
L’international society of hypnosis définit l’hypnose ainsi : « un état de conscience incluant une focalisation de l’attention ainsi qu’une attention périphérique diminuée, caractérisé par une capacité accrue à répondre à la suggestion ».
L’hypnose est :
soit thérapeutique : résolution de troubles anxieux, de traumatismes ou d’addictions.
soit médicale : un état d’hypnose très approfondi utilisé en milieu hospitalier pour des anesthésies ou une réduction des perceptions douloureuses.
Mais l’autohypnose, donc sans aide d’un thérapeute, représente aussi une technique d'auto-guérison, ou encore de développement personnel.
Pour mieux comprendre, il faut savoir que nous expérimentons tous “malgré nous” à certains moments de la journée des états de conscience modifiés, ou états hypnotiques, qui sont des états naturels. On parle ici d’ état hypnotique léger, non approfondi. Il se crée lors d’activités répétitives, quand nous sommes un peu “dans la lune”. Des exemples : faire la vaisselle, jardiner, dessiner, lors de trajets en voiture ou en train, ou juste avant de s’endormir…
Quand cet état est approfondi, on active des zones cérébrales spécifiques qui permettent de modifier notre perception des choses, faire un voyage “éveillé” et dirigé vers notre inconscient.
Cet état n’a rien à voir avec l’hypnose-spectacle qui a pu créer des a priori vis-à-vis de la pratique.
Hacker son cerveau : les zones cérébrales activées en état hypnotique
Comment peut-on “prouver” l’état hypnotique ?
Notre cerveau émet des ondes électriques différentes selon notre activité. Les électroencéphalogrammes (EEG) ont permis de mesurer les ondes cérébrales qui différencient ces états :
Etat de veille = ondes Bêta (>14 Hz)
État d’hypnose = ondes Alpha (8 à 13 Hz)
Hypnose profonde et rêve = ondes Thêta (4 à 7 Hz)
Sommeil = ondes Delta (0,5 à 3 Hz)
(Les shifters écoutent des audios dits subliminaux en ondes Thêta.)
Les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle ont permis d’ identifier les zones du cerveau activées en état d'hypnose. Elles correspondent à différents mécanismes neurobiologiques et fonctions :
Une focalisation de l’attention, ou absorption
Cette zone sert à évaluer le contexte, prendre des décisions,
Le contrôle des réactions corporelles liées aux émotions, sensations, pensées
Une modification de la conscience de soi ou détachement
Il se produit une déconnexion entre la perception de l’action et l’action elle-même.
Une modification des distinctions établies entre le corps et l’environnement, la “délimitation du soi”
Une diminution de la perception de la douleur
Des recherches sont en cours sur les neurones-miroir, à propos du lien entre le fait d’imaginer une action et la réaliser réellement.
Les zones des émotions, des apprentissages sont sollicitées, la visualisation d’images mentales et la levée des inhibitions est facilitée.
Le fait d’avoir pu identifier les zones cérébrales impliquées en état d’hypnose a permis de mieux analyser cet état particulier, de comprendre les possibilités offertes par l’autohypnose.
D’après les dernières recherches, les expériences virtuelles seraient donc à priori assimilables aux expériences sensorielles réelles, en auto hypnose comme en shifting, en tous cas pour notre cerveau.
L’état modifié de conscience ou le paradoxe d’un lâcher-prise contrôlé : une réalité virtuelle correctrice
L’hypnose nous permet donc d’atteindre un état de conscience particulier, d’explorer des mondes imaginaires illimités. Dans cet état, la suggestibilité et la réceptivité sont augmentées, l’attention et les perceptions sont transformées.
Même si nous sommes “ailleurs”, profondément décontractés, nous gardons un certain contrôle sur nos visualisations. Une forme de lâcher-prise maîtrisé, une exploration virtuelle sécurisée.
Il est intéressant de constater que le shifting emprunte des techniques propres à l’hypnose.
Pour entrer en état d’hypnose, ou pratiquer l’autohypnose, plusieurs étapes sont nécessaires :
L’induction, la focalisation, la visualisation, les suggestions et la dissociation.
L’induction, qui amène à l’état d’hypnose, repose notamment sur une profonde relaxation et concentration. La focalisation de l’attention sur un stimulus sensoriel (auditif, visuel ou kinesthésique) ou une partie du corps, est accompagnée par des suggestions (ou affirmations répétées en shifting).
Cette phase est suivie d’un approfondissement qui fait intervenir l’imagination. Suit la visualisation de lieux, de situations (par exemple emprunter un chemin dans une forêt, ou descendre un escalier), qui sollicitent tous vos sens. Les perceptions internes s’amplifient, et le cerveau devient particulièrement sensible aux suggestions.
A noter l’étape de la création d’”un lieu sécure” imaginaire en hypnose, associé à des sensations agréables. La personne peut accéder à ce lieu apaisant à tout moment. Ce lieu sécure rappelle le “mot de sécurité” utilisé en shifting, qui permet de revenir à la réalité.
Les suggestions associées à l’état hypnotique amènent une dissociation favorable à l’intégration de différentes métaphores correctrices. Le langage hypnotique court-circuite la partie consciente du mental et ouvre un accès à l’inconscient. Les situations à venir sont visualisées de manière positive.
Les dissociations peuvent être mentales : mon corps est ici mais mon esprit est ailleurs, ou corporelles : ma main est rendue insensible.
Quand vous focalisez votre attention sur quelque chose, vous vous détachez de tout le reste, vous vous “dissociez”.
En laissant vagabonder votre esprit grâce à votre imagination, en accédant à votre monde virtuel, une dissociation se crée entre le corps et l’esprit.
L’autohypnose nous montre à quel point notre cerveau peut nous tromper, de la réalité à l’illusion de la réalité.
Grâce à ces voyages virtuels, il devient possible de modifier vos perceptions, vis-à-vis d’une expérience, d’une situation, de vous-même ou de votre environnement, et vos comportements.
Et donc, modifier votre réalité.
Que nous suggèrent ces deux pratiques d’immersion “naturelle”, sans écran, ou substance psychoactive, dans des réalités virtuelles créées uniquement par notre cerveau ?
L’autohypnose et le shifting dévoilent le pouvoir des effets du cerveau sur le corps, en lien avec le développement des thérapies corps-esprit (méditation, sophrologie..).
Le cerveau est un outil d’exploration incroyable, que nous connaissons mal. Nous avons tous déjà expérimenté les effets sur le corps d’émotions négatives (stress intense = accélération du rythme cardiaque par exemple).
Si notre mental a la capacité de créer des manifestations physiques désagréables, il peut aussi faire l’inverse !
Au point qu’il devient possible de réaliser des opérations de la thyroïde sous hypnosédation, ou des soins douloureux sous hypnoanalgésie en pédiatrie à l’hôpital. Des techniques de projection mentale telles que l’autohypnose ou le shifting agissent comme des outils d’”autoguérison”. L’esprit devient, avec un peu d'entraînement, une ressource qui permet de se réapproprier du pouvoir sur soi.
Notre réalité est liée à notre perception du réel.
“Perception : Réunion de sensations en images mentales. La perception est l'activité par laquelle un sujet fait l'expérience d'objets ou de propriétés présents dans son environnement. Cette activité repose habituellement sur des informations délivrées par ses sens. Chez l'espèce humaine, la perception est aussi liée aux mécanismes de cognition. “
Notre perception des choses est biaisée par notre passif, notre conditionnement, nos croyances, nos émotions, notre cerveau. A l'extrême, dans un état de conscience modifié, le voyage imaginaire nous semble très réel. Une chose peut donc avoir une réalité aiguë à nos yeux sans pour autant être tangible. Ou comment remettre en question : “je crois ce que je vois”.
Dans ces conditions, difficile de rester neutre, de bien faire la différence entre notre perception, notre interprétation des choses et ce qu' elles sont.
Le concret et l' abstrait, le réel et le virtuel.
2/ L’impact du virtuel dans nos vies - Fiction : 1 - Réalité : 0
Pratiquer le shifting ou l’autohypnose est une démarche consciente d’exploration d’univers imaginaires fictifs.
Est-ce encore le cas quand l’utilisation compulsive des écrans et des réseaux sociaux devient une façon de fuir le réel ?
Sommes-nous conscients du glissement entre fiction et réalité ? Est-on encore seulement capable de faire la différence entre réalité et image de la réalité, identité et identité numérique ?
“Le monde de l’image est une drogue. Le monde d’Internet est une drogue. Les réseaux sociaux sont une drogue. Le monde entier (...) est sous l’emprise des faiseurs d’images et d’univers virtuels. Pour le monde, le métavers de la réalité virtuelle va apporter un surcroît de drogue. On était drogué à l’image. On va l’être encore plus.
Il y a vingt-cinq siècles Platon a vu la condition humaine sous la forme d’un monde devenu l’esclave des images qu’on lui projette. Ce monde imaginé par Platon est devenu le nôtre. Nous sommes esclaves de l’image et des images.”
Bertrand Vergely -
2/1 Pandémie, addiction à l’image et identité virtuelle
D’après une étude réalisée par App Annie, parue en janvier 2022, nous avons passé en moyenne 5h par jour sur nos écrans en 2021. Soit 30% d’augmentation par rapport aux 2 années précédentes. Soit ⅓ de nos journées.
Les applications ont intégré notre quotidien. On peut tout faire à distance, ou presque : des courses en ligne aux consultations médicales, du télétravail aux rencontres…
Paradoxalement, cette possible connexion permanente à l’autre n’a pas empêché l’émergence générale d’un sentiment de solitude extrême. En témoignent les cas de suicides et de dépressions chez les étudiants pendant les confinements.
La pandémie a intensifié l’usage des écrans et nous sommes nombreux à être littéralement accros à nos portables. Depuis 2018 l’OMS reconnaît aussi l’existence du “trouble du jeu video” ou “gaming disorder”, dans sa classification statistique internationale des maladies.
Drogués à l’image : plaisirs immédiats VS principe de réalité
L’addiction est plus aiguë encore pour la génération Z, qui a grandi avec le virtuel, qui se construit dans un monde où la réalité ne se limite plus à ce qui est tangible.
Quelles seront les conséquences psychologiques, comportementales, pour cette génération et les suivantes, de cet éloignement du corps et du concret ? Ou comment rester lucide, s’épanouir, quand le risque est grand de confondre réalité et fiction, vie réelle et “double virtuel”.
L’être humain a une tendance naturelle à aller vers la facilité, le plaisir, à fuir l’effort et la souffrance. Affronter le monde réel demande du courage, de l’acceptation, de la persévérance. Le covid a amplifié nos frustrations, notre sentiment d’impuissance et le besoin d'assouvissement immédiat de nos désirs.
Internet représente une solution facile à ce besoin. Et addictive. Comme dans toutes les dépendances, le même mécanisme : un plaisir immédiat, reproductible. L’action entraîne une production d’endorphine, ou “hormone du bonheur”. Le “circuit de la récompense” se met en place. Le cerveau réclame sa dose, l’addiction comportementale et la perte de contrôle suivent.
L’image happe, la consommation passive de contenus vidéos qui s'enchaînent sans fin nous capte, nous permet de nous oublier. D’éviter de penser. Comme un divertissement permanent. Nous pouvons projeter dans nos profils Facebook, Instagram, notre avatar idéalisé. Qui ne souffre pas, ne vieillit pas, ne se confronte pas. Mais ne vit pas. N’agit pas dans la vie réelle. On invente une “fake” vie, plus douce, superficielle, dans un fake monde.
Dépendants à la scrutation de l’image des vies de milliers d’inconnus. Ou dépendants à l’attention qu’on pourra nous accorder, à l’approbation de l’autre.
Des égos dépendants aux likes.
Depuis quand une chose aussi immatérielle qu’un like a-t-elle autant de valeur ?
Si je considère les likes à la hauteur de mon adolescence pré-internet, cette mesure de valeur m'apparaît totalement dénuée de sens, de réalité. Qu’en serait-il pour nos arrières grands-parents qui ne connaissaient “que” la vraie vie ?
“Zuckerberg a déjà commencé à bouleverser le rapport contemporain à la réalité en invitant une partie de la planète à vivre dans la mise en image de son existence, avant de diffuser cette image sur les réseaux sociaux.
En invitant une partie de la planète à se montrer, il a créé un exhibitionnisme et un voyeurisme mondial qui, en surexcitant le narcissisme collectif, a déjà quelque peu dissout le rapport à la réalité, l’ego survolté tenant lieu de réel.”
Fabrice Epelboin (enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.)
Protégé derrière un écran, l’engagement de soi est moindre. Les échanges virtuels, les expériences interactives, n'ont rien à voir avec l'expérience de la vraie vie que l'on appréhende avec la présence.
Cette addiction au numérique peut aller jusqu’à créer une peur du réel, un isolement extrême. A l’image du phénomène des “nolife”, ou “Hikikomori” au Japon.
Un rapport au réel modifié : désincarnation et illusion d’un éternel présent
La déconnexion avec son corps, la consommation excessive de contenus virtuels, amène une augmentation des troubles de l’attention chez les plus jeunes. La surinformation, la sur-connexion, la dématérialisation entraînent une confusion à un âge où l’on construit son identité.
Ne pas se frotter au réel, aux autres, avancer masqué, ne pas expérimenter le monde avec son corps, empêche de se connaître.
La comparaison avec des images de vies idéales et fausses favorise le repli et une faible estime de soi. Les enjeux quotidiens se mesurent au nombre de vues, au détriment d’un apprentissage des interactions réelles, d’une confrontation à soi. Entre fiction et réalité, les frontières deviennent floues.
A l’image de cette confusion entre vérité et accès à l’information réelle : d’après une étude de YPulse, parue en juillet 2021, 30% des GenZ et 26% des Millenials considèrent les réseaux sociaux comme leur source principale d’information.
Le corps n’existe plus, le temps et l’espace non plus.
Internet devient le monde, fantasmé et dématérialisé, une hallucination collective. Une manière d’échapper au temps qui passe, à la finitude du corps, tout en oubliant de vivre.
Un monde “parfait”, lisse, faux et déshumanisé, qui prend le pas sur un monde réel réduit à son minimum.
Pour Timothy Leary, “le cyberespace est l’occasion pour l’homme de se libérer de l’esclavage de son corps.”
Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger l’évoque dans «L’archipel imaginaire du corps virtuel” :
«En dissociant le corps et l’expérience, en déréalisant le rapport au monde et en le transformant en rapport à des données, le virtuel légitime aux yeux de maints internautes (…) l’opposition radicale entre esprits et corps, aboutissant au fantasme d’une toute- puissance de l’esprit .”
Vivons-nous un rêve éveillé ?
Aveugles et sourds à notre environnement immédiat quand nous sommes plongés - parfois depuis des heures - dans un jeu vidéo, seul compte notre passage - enfin ! - au niveau supérieur.
Plus rien n’existe, si ce n’est notre ultime combat contre un bigboss quelconque.
Hypnotisés par l'enchaînement des posts, le scroll infini, jusqu’à répondre à peine à nos propres enfants quand ils demandent notre attention. (Nous nous battons en parallèle pour leur faire lâcher leurs switch. "Ça fait longtemps que tu n’as pas vu x, non ? Si tu sortais un peu ? - Maman on se voit, je suis sur Minecraft avec lui, là ”...)
Une hyper focalisation de l’attention, une absence au monde, différente pourtant decelle utilisée en auto hypnose ou en shifting. Celle-ci, consciente, offre un travail créatif de l’imagination, et ne nécessite aucun accessoire. Même si l’objet - téléphone, console - marque aussi une frontière essentielle et tangible entre nous et l’univers virtuel dans lequel nous interagissons.
Mais s'annonce le temps du metaverse.
Notre immersion dans des réalités parallèles impliquera davantage le corps, et la suppression du garde-fou de l’écran. Elle brouillera d’autant plus les pistes entre fiction, réalité tangible et perception.
“Ce monde a bien l’allure d’un rêve éveillé, il est même conçu dans cette intention, pour susciter de telles impressions. Il peut de plus être partagé avec d’autres simultanément, réalisant une foule virtuelle, dans une identification de masse à l’Autre-Virtuel, au potentiel de captation infinie.
Le cyberespace est une sorte de rêve éveillé pour ceux qui entendent jouer plus en profondeur avec leur identité sans craindre un choc en retour du réel, il permet la construction de mondes innombrables et des formes multiples d’incarnation virtuelle, mais non soumis au principe de réalité, tout entière sous l’égide du principe du plaisir et de l’imaginaire .
Les perceptions y sont réellement ressenties, mais reposent sur une simulation, le corps virtuel est incorporel, il propose de passer derrière l’écran, d’être au cœur de l’image-mouvement.”
Rémy potier - “Au risque du virtuel”
Avant d’explorer d'avantages les prémices de cette ère de la réalité augmentée, j’ai eu envie de me retourner, dans la partie suivante, sur quelques films d’anticipation. De prendre un peu plus au sérieux ces œuvres de “fiction”. Et je ne suis visiblement pas la seule.
J’ai découvert en rédigeant cet article que le ministère français des armées avait fait appel en 2019 à des auteurs de science-fiction pour envisager le futur, la “Red Team Defense” : fiction : 1 - réalité : 0 ?
2/2 Quand la fiction rejoint le réel : dystopies et oeuvres d’anticipation
« Je crois que l’expérience de la réalité et celle de la fiction peuvent se rejoindre. Si en lisant un roman, vous tombez amoureux d’un personnage de fille, je crois que c’est le même sentiment que d’aimer quelqu’un dans la réalité. Pour moi, l’expérience du monde réel et l’expérience ressentie à travers un livre, un film ou un jeu vidéo ont tout à fait la même valeur. »
Mamoru Oshii
Dans le film de Woody Allen “La rose pourpre du Caire”, réalisé en 1985, un personnage traverse littéralement l’écran d’une salle de cinéma pour aller chercher une jeune femme dans la salle.
Jolie mise en abîme.
Je peux être hypnotisée par un film, happée par un roman, emportée dans une histoire, au point de m’attacher ou de m’identifier aux personnages. De ressentir des émotions bien réelles et de vivre leur aventure. D’oublier mon environnement. Mais je sais, à priori, que ces réalités ne sont pas la réalité. Comme en hypnose, ou en shifting, j’ai conscience de ce rapt, de m’échapper du réel. Et ce malgré l’intensité de mon immersion.
Je peux être déstabilisée par la force d’un rêve. Seuls le réveil, et la perception de la réalité grâce à mes sens et à ma capacité de raisonnement, me permettent d’identifier qu’il s’agissait d’un rêve.
Mais dans une société en perte profonde de repères, où les fake news créent une défiance, où la réalité est rattrapée par les dystopies, les choses peuvent commencer à se compliquer.
A l’image de l’angoisse, de l’incompréhension et du sentiment d’irréalité qui nous a tous saisis au premier confinement…
L'avertissement des films d’anticipation
Je ne citerai pas tous les romans, films d’anticipation, qui explorent les frontières entre fiction et réalité. Les peurs et les désirs de l’être humain imprègnent beaucoup d’entre eux. La peur de la fin de la liberté, la perte du lien au vivant, la fin de l’humanité telle que nous la connaissons.
Comment ne pas penser à “1984”, “Soleil vert”, “Brazil”, “Le meilleur des mondes”, ou la crainte de dictatures dématérialisées qui prennent le contrôle de nos corps et de nos esprits.
Cet article interroge les enjeux liés à la tentation d’une immersion dans des réalités virtuelles. J'ai donc choisi des films qui illustrent la volonté d’échapper au réel, via l’immersion dans des réalités alternatives. Des exemples qui résonnent particulièrement aujourd’hui pour moi, là où nous en sommes en 2022.
“THE GAME” David Fincher - 1997
La vie : un escape game bien réel ?
Ici les frontières entre fiction et réalité sont interrogées sans forcément impliquer les technologies de réalité virtuelle. A l’instar d’un “Truman Show”, ce sont les doutes du personnage sur sa perception de la réalité qui vont le faire vaciller.
Nicholas Van Orton, milliardaire cynique et désabusé, triste et froid, s’apprête à fêter ses 48 ans. C’est aussi l’âge où son propre père a mis fin à ses jours. Son frère Conrad, ancien toxicomane, lui offre un cadeau un peu spécial. Le numéro de la Consumer Recreation Services. Si Nicholas accepte d'appeler cette société, le “jeu” pourra commencer.
Quand ? Quel jeu ? Quelles sont les règles ? Nicholas l’ignore.
Un jeu grandeur nature, imbriqué à la réalité, une descente aux enfers qui va faire perdre pied au personnage et transformer sa vie.
Entre manipulation mentale et illusions, le spectateur fasciné devient Nicholas, et ne sait plus différencier la fiction (le jeu), de la réalité.
Perdre la maîtrise des événements pourrait pourtant lui redonner goût à la vie, lui faire retrouver sa part d’humanité. La réalité simulée devient un exorcisme des traumas.
“HER” Spike Jonze - 2013
Fuir la condition humaine
Los Angeles, dans un futur proche.
Le virtuel et le numérique prennent progressivement la place des interactions réelles, des présences.
Théodore est écrivain public, il écrit des lettres d’amour, pour d’autres.
Inconsolable depuis sa rupture, il décide d’installer un nouveau système d’exploitation, conçu pour s’adapter à chaque utilisateur. Theodore tombe alors amoureux fou de Samantha, de sa voix, aussi absolument parfaite pour lui qu’ absolument virtuelle.
Samantha est une IA capable d’évoluer et de créer une -illusion d’- interaction intime et ultra personnalisée, “humanisée”. L’image fantasmée supplante l’image réelle, la chair, internet prend le pouvoir de donner vie à nos désirs utopiques. Victime consentante, et malgré l’absence des corps, Théodore se noie dans cette relation jusqu'à en perdre la raison.
En tombant amoureux d’un logiciel, Theodore espère, d’une certaine façon, se mentir assez pour échapper à sa condition incertaine d’être humain. Échapper surtout au risque de souffrance et d’imprévisibilité inhérent à toute relation, à toute existence.
Cet idéal transhumaniste est un leurre, puisque c’est bien le fait d’être humain qui autorise le ressenti d’émotions réelles, et inversement.
La condition humaine implique l’acceptation du risque de la souffrance. Le choc du retour au réel sera violent.
“ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND” Michel Gondry - 2004
Comme dans “Her”, les personnages d’Eternal Sunshine veulent échapper aux émotions négatives, modifier la réalité.
Si dans Her, les liens virtuels créés n’impliquent pas d’intervention directe sur le corps, ce n’est plus le cas ici. Il devient possible d’agir directement sur le cerveau et les perceptions.
Joel et Clémentine ont vécu une belle histoire d’amour qui commence à s’effriter. Clémentine décide alors de faire appel à la société “Lacuna”, qui a développé un dispositif permettant d’effacer les souvenirs liés à une personne.
Quand Joel découvre effondré que Clémentine ne le reconnaît plus, il décide à son tour de faire disparaître leur histoire de son cerveau. Mais ému par ses souvenirs, il change d’avis pendant le processus.
Gondry nous perd alors dans une course à rebours contre l’oubli, dans la lutte désespérée de Joel pour conserver la réalité de son histoire.
Un voyage dans son cerveau, une confusion poétique entre passé, présent, fiction, et volonté de préserver le réel, l’humain, avec toutes ses formidables aspérités.
“AVALON”.” Mamoru Oshii - 2001
(Attention chef d’oeuvre)
Dans un futur proche indéterminé, nous plongeons dans un univers post industriel poussiéreux et lyrique, déshumanisé et désuet, à l’atmosphère étrange et désincarnée. Une forme de réalité “altérée”, dégradée…
Ici, le jeu vidéo de guerre illégal “Avalon” fait des ravages. Branché directement au cerveau, il offre une immersion telle qu’il entraîne une addiction, fatale à certains joueurs. Les “non-revenus” restent ainsi bloqués dans le jeu et finissent dans un état végétatif, un coma.
Les joueurs débutent en classe C, et au fur et à mesure des missions passent à la classe A. Les points accumulés peuvent être convertis en argent réel, ou servir à l’amélioration des capacités dans le jeu. Les (rares) personnages les plus puissants du jeu sont les Bishop.
Ash est une “classe A” et gagne sa vie grâce à Avalon. Elle a fait partie d’une équipe d’élite qui a disparu “les Wizards”.
Elle apprend que l'ancien chef de l’équipe est devenu un “non-revenu”, en essayant d’accéder à un niveau caché, et part à sa recherche dans le jeu. Ce niveau est appelé la classe “Spécial A”, ou encore “Classe réelle”, liée au monde réel...
L’esthétique sublime d’Avalon (chaque plan est retouché numériquement), la subtilité et la maîtrise du scénario et de la mise en scène nous déstabilise à l’extrême. Où se trouve la réalité ?
Ash est-elle une humaine qui pense vivre dans un monde virtuel, ou un avatar qui pense être réel ? Quelle que soit l’hypothèse, son entourage la met en garde quant à sa perception de la “réalité”.
Oshii nous présenterait-il un point de vue un peu subversif ?
A savoir : la réalité virtuelle n’a pas moins de valeur que la réalité, et représente un moyen d’accepter l’existence. Fuir une société qui ne nous correspond pas, pour se réfugier dans une réalité qui correspond à notre idéal.
Le ministère des armées recrute des auteurs de science-fiction
J’ai découvert via cet article du Monde que l’armée française avait engagé des auteurs de science-fiction pour imaginer les conflits futurs : la Red Team.
La transition était parfaite pour faire le lien entre les films d’anticipation et les mélanges qui s’opérent doucement aujourd’hui entre fiction et réalité, réel et virtuel.
Le projet a débuté à l’été 2019, à l’initiative de plusieurs acteurs : l’Agence de l’innovation de Défense, l’Etat-major des armées, la Direction générale de l’armement et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie, en collaboration avec l’université Paris Sciences et Lettres (PSL).
Le concept : des auteurs et des scénaristes de science-fiction associent leur travail à celui de scientifiques et de militaires, pour anticiper les potentielles menaces futures pour la France.
Rien que ça !
Plus précisément, les histoires imaginées par la Red Team doivent “permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 - 2060.”
Quatre saisons sont prévues, les 2 synopsis de la saison 1 ont été dévoilés en juillet 2021.
« Les auteurs et les dessinateurs de science-fiction sont parmi les personnes les plus créatives de la planète. Pour pouvoir se projeter sans avoir de préjugés, de barrières mentales, il faut avoir un certain état d’esprit. C’est celui des auteurs et des dessinateurs de science- fiction. »
Emmanuel CHIVA, directeur de l’Agence de l’innovation de défense
Au programme de ces récits futuristes :
Hacking des implants neuronaux, création de “safe sphères” (sphères communautaires développant une réalité alternative), fragmentation du réel, émergence d’une nouvelle nation pirate née des changements climatiques, bioterrorisme, guerres cognitives qui s’appuient sur la désinformation de masse…
De l’alter-réalité au métaverse
J’évoquais le flou grandissant entre fiction et réalité. Flou amplifié par la place du numérique dans nos vies, place elle-même intensifiée pour cause de pandémie.
Ce phénomène a un nom : l'alter-réalité.
Dans un contexte baigné par les fake news et les dystopies, réalité et fiction fusionnent.
«Avec la montée en puissance du complotisme et des “fake news”, la vérité est de plus en plus menacée d’être considérée comme mensongère. En miroir, nous donnons de plus en plus d’importance aux fictions dans notre perception du monde»
Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement, usages politiques de la fantasy et de la science-fiction.
A l’image du film de Soderbergh “Contagion”, sorti en 2011, les distances entre œuvres de fiction et événements réels semblent se réduire dangereusement.
On voit de plus en plus de médias, newsletters, qui imaginent le futur en l’écrivant au présent : la newsletter “La mutante” de Noémie Aubron, ou encore la revue Usbeck et Rica. Les fictions culturelles, les livres, films, séries, jeux, rassemblent aujourd’hui davantage que les partis ou les religions.
Que penser alors du fait que l'État lui-même fasse appel à des auteurs de fiction pour anticiper les menaces futures sur la France ?
Faut-il se réjouir de ce projet, comme mise en avant de la créativité au service du futur ? Ou s’en effrayer ?
Quoi qu’il en soit, un palier est indéniablement franchi dans la considération de l’influence des fictions sur le réel…et inversement. Pour que l’armée s’y intéresse, nous pouvons penser que les fictions ont une crédibilité de plus en plus valable, à l’image des films d’anticipation que je vous citais un peu plus haut !
Quand on découvre les premiers thèmes issus de ces histoires “fictives” futuristes, on retrouve ici encore des problématiques liées aux réalités virtuelles : hacking d’implants neuronaux et autres communautés virtuelles. Ce qui nous amène naturellement à ce dont on entend beaucoup parler dernièrement : l’ère du metaverse.
3 - A l’aube du metavers, des frontières poreuses entre réalité et illusion : rêve éveillé ou cauchemar annoncé ?
Le grand rêve du monde est d’échapper au monde et de ne plus vivre dans la réalité. Avec le monde virtuel qui vient, il va être possible de le réaliser.
Quant aux fabricants de ce monde, faisant des profits monstres, ils vont devenir monstrueusement riches. Ils vont pouvoir avoir de plus en plus de pouvoir en fabriquant une réalité virtuelle de plus en plus performante, de plus en plus sophistiquée, de plus en plus captivante, de plus en plus aliénante.
Le réel est l’ennemi public numéro un, écrivait René Girard. Avec le nouveau métavers, le réel ne sera plus l’ennemi public numéro un. Il aura disparu.
Bertrand Vergely (philosophe et théologien
3.1 Le méta-quoi ?
Fusionner la réalité et la virtualité : une simulation de la vie
Depuis l’annonce par Mark Zuckerberg du changement de nom de Facebook en Meta, les articles qui évoquent le fameux metaverse se multiplient dans nos fils d’actualité.
On finit par nous-même en parler sans connaître sa réelle définition.
Peut-être parce qu’il n’y a pas une, mais plusieurs définitions, selon l’angle choisi, de l’internet du futur, comme il n’y a pas un mais plusieurs metaverses. Si meta signifie “au-delà’, nous savons aujourd’hui que l’origine du mot provient de l’ouvrage de fiction Snow Crash (ou “Le samourai virtuel”) de Neal Stephenson publié en 1992.
(Snow Crash est un virus qui intervient doublement : comme un virus informatique, et comme un virus biologique sur le cerveau de ses victimes).
Le film “Ready player One “ de Spielberg, sorti en 2018, décrit quant à lui un univers où les humains préfèrent fuir un monde apocalyptique pour se réfugier dans des réalités virtuelles addictives (un métavers contrôlé par des grandes entreprises).
Après la lecture de quelques dizaines d’articles sur le sujet, je vous propose une définition, celle de Kati Bremme (Direction de l’Innovation et de la Prospective à France Télévisions )
Les metaverses sont des univers virtuels persistants (qui continuent à exister quand vous en sortez) interopérables dans lesquels des humains sous forme d’avatars peuvent interagir entre eux et avec l’environnement en temps réel.
Autrement dit des univers numériques réalistes dans lesquels, notamment grâce à des dispositifs de VR en 3D, nous pouvons nous immerger, nous téléporter d’un univers à un autre : vivre, travailler, rencontrer, via des communautés interconnectées.
Des jumeaux numériques du monde réel où nous pourrons vivre une autre vie, via notre avatar, à l’image d’un “Second life” amélioré, avec une sensation de présence aiguë. Nous entrons dans l’âge de la “Réalité virtuelle sociale”.
«Imaginez que votre meilleur ami vous voie en 3D, projeté dans son salon, votre avatar fidèle au détail près à votre apparence physique, reproduisant minutieusement toutes vos expressions… Dans les trois années à venir, nous allons voir les technologies liées aux avatars et aux mondes virtuels migrer des jeux vidéo, où elles sont déjà très présentes, vers les réseaux sociaux ».
Matthias McCoy-Thompson, fondateur d’AgoraVR, plateforme consacrée à la réalité virtuelle.
Les casques VR, lunettes connectées, et autres dispositifs haptonomiques (gants ou combinaisons intégrant le sens du toucher) nous permettront, sans la barrière de l’écran, de ne plus être sur mais DANS internet. Une évolution fascinante et vertigineuse.
Le métavers est également intimement imbriqué au Web 3.0, aux NFT, aux blockchains et cryptomonnaies. Pour explorer cet aspect, je vous suggère l’article de Superception par Christophe Lachnitt :
Pourquoi le métavers et le web 3 vont transformer la communication et le marketing
Il n’est donc pas non plus l’apanage de Zuckerberg puisque d’autres sociétés, et parmi elles les GAFAM, en sont, en seront les acteurs : Microsoft, Roblox, Omniverse de Nvidia, Epic Games etc…
Le métavers a des applications dans de nombreux domaines : le travail, la vie sociale, le divertissement, la santé, la culture, les arts, la formation, les médias…
Pour en savoir plus, un dossier très complet sur le sujet.
Le métavers concrètement : applications présentes et futures
La promesse du métavers est donc de donner l’illusion de supprimer l’écran, d’offrir la sensation d’une immersion totale dans une autre réalité….à l’image d’un rêve.
Mais concrètement ?
Il s’agira d’avoir l’impression, dans un monde qui mêle réalité et réalité virtuelle, grâce à la sollicitation de plusieurs sens, de pouvoir interagir directement avec vos mains avec des objets numériques. Vous ne regarderez plus un écran mais vous serez à l’intérieur de vos expériences en ligne.
Qu’il s’agisse de faire du shopping, rencontrer des amis, aller à un concert, passer un entretien… Mais dans le métavers, vous pouvez aussi vous faire servir un cocktail par un poulpe, créer des œuvres d’art ou ouvrir un casino.
Quelques exemples :
Concert virtuel
Travis Scott a réuni plus de 12 millionsd’avatars-spectateurs dans un concert 100% virtuel sur Fortnite en avril 2020.
Le Decentraland
Le decentraland est un proto-metavers basé sur le système de blockchain Etherum. Vous pouvez y acquérir des parcelles de terrain virtuel avec la crypto-monnaie Mana. Mais aussi y acheter des vêtements virtuels, participer à des jeux ou à des raves virtuelles en compagnie d’autres avatars.
Le 1er mariage dématérialisé a lieu en février 2022 en Inde. Le covid limitant les réceptions à 100 personnes, un couple a décidé d’inviter 2000 personnes à leur cérémonie virtuelle. Les heureux invités sont conviés à une cérémonie sur le thème de Poudlard, à laquelle ils assisteront depuis leurs écrans.
Acheter des biens virtuels
La maison Gucci, en partenariat avec Roblox, a vendu une collection d’accessoires exclusivement numériques. Son exposition Gucci Garden a attiré près de 20 millions de visiteurs. En mars 2021, la marque a créé des baskets qui peuvent être portées uniquement en AR.
Pouvoir toucher l’immatériel
L’une des plus grandes innovations reste le développement d’accessoires qui autorisent le sens du toucher. Quand vous explorerez des pays et des musées, une oreillette connectée en temps réel traduira vos paroles, tandis que les sons d’une ville vous seront traduits directement. Vous pourrez grâce à vos gants haptiques et vos lunettes en réalité augmentée toucher un bâtiment pour voir s’inscrire sous vos yeux des informations qui lui sont liées.
Ces accessoires ouvrent des perspectives inédites en matière de formation professionnelle, pour l’apprentissage de gestes techniques.
Tesla Suit a développé une veste qui permet de ressentir différentes sensations, et des gants qui donnent la sensation physique de saisir des objets virtuels. Des recherches sont en cours pour ajouter le sens de l’odorat et du goût.
Apple aurait déposé des brevets pour projeter des images sur la rétine.
Des interfaces cerveau-machine - peut-être les plus inquiétantes- sont à l’étude, par exemple par la société “Neuralink” développée par Elon Musk.
Hologrammes et influenceurs virtuels
En Corée du Sud il existe déjà un hologramme présentateur d’une émission télévisée, et un groupe de musique entièrement constitué d’hologrammes, donc d’avatars, est en cours de création…
La tendance des influenceurs virtuels est née au Japon. Le site virtualhumans.org suit l’actualité des humains virtuels. Aussi nommés influenceurs CGI, les “idoles virtuelles” sont générées par ordinateurs et présentent des caractéristiques réalistes humaines (traits et personnalité). Ayayi, créé en Chine en 2021, est le premier méta-humain influenceur virtuel (il a acquis une valeur de 540 millions de dollars en 2020).
3.2 Fuir la condition humaine ? Hallucination collective et société désincarnée
Enjeux, interrogations et dérives
Il nous reste quelques mois, années, avant de réellement expérimenter au quotidien les réalités virtuelles liées au Metavers. Le temps de nous interroger sur des dangers, des inquiétudes bien réelles sur le devenir de l’humanité.
S’il est propre à l’humain de rêver, il lui est aussi difficile d’accepter sa condition de simple mortel, ses limites physiques, ses émotions et sa vulnérabilité, le temps et l’espace qui lui sont impartis.
Nous comprenons tous ce besoin d’explorer d’autres réalités, de nous extraire de nos corps, de nos pensées et de nos vies limitées pour appréhender l’univers entier. Vivre des expériences multiples et satisfaisantes pour nos sens, nous oublier et nous fondre dans l’instant.
Mais comme le remède qui à trop forte dose devient poison, sommes nous prêts à sacrifier notre liberté et notre humanité à cette fuite en avant ?
Une libération ?
Tout n’est pourtant pas si noir.
Les applications de réalité virtuelle ont aussi des aspects positifs !
Aspects thérapeutiques
Ainsi la réalité augmentée permet aujourd’hui de guérir des phobies, la peur du vide ou des insectes, ou une anxiété sociale en douceur (Oxford VR). Les casques de réalité virtuelle sont utilisés dans le traitement de la schizophrénie et de gestion de la douleur (encore une histoire de puissance de nos perceptions…).
Depuis Juin 2020, l’agence du médicament américaine a autorisé des traitements thérapeutiques qui reposent sur la réalité virtuelle : pour faire baisser la tension, résoudre les troubles alimentaires,...
“La RV a par exemple été utilisée aux États-Unis contre le stress post-traumatique, notamment après la guerre en Irak, en remettant les soldats en situation dans une Bagdad virtuelle.
Mais le plus bel exemple concerne à mon avis le traitement de la douleur : dès les années 2000, à Seattle, des expériences en RV ont permis à des grands brûlés de supporter des soins habituellement insoutenables (en les plongeant par exemple dans un univers arctique virtuel).“
Daniel mestre - Psychologue et responsable du Centre de réalité virtuelle de Méditerranée
Créativité amplifiée
Le métavers pourrait être une excellente nouvelle pour les créatifs et pour l’apprentissage.
Sur la plateforme Omniverse de Nvidia, les concepteurs et ingénieurs construisent des jumeaux numériques précis de bâtiments. Omniverse leur permet de créer des environnements de simulation photoréalistes pour tester des robots ou des véhicules autonomes avant de les intégrer dans le monde réel.
Les loisirs créatifs immersifs pourraient décoller grâce à la démocratisation de l’accès aux outils de modélisation 3D. A l’image de 3D Dream Sketcher, développé par 3DS, qui autorise la représentation dans l’espace de concepts sortis de l’imaginaire.
“On pourra par exemple s’essayer à des travaux pratiques d’astrophysique en manipulant les planètes du système solaire, ou à des expériences de géophysique en faisant varier des conditions climatiques.
Grâce au virtuel, tout le monde pourra apprendre en faisant, en expérimentant dans des lieux, à des époques ou à des échelles qui sinon seraient inaccessibles.”
David Nahon - Directeur de l’Innovation pour l’Expérience Immersive de Dassault Système - 3D EXPERIENCE Lab - co-fondateur de l’association française des professionnels des technologies immersives et de leurs usages -
Le Métavers pour abolir les limites d’espace et de temps : Animal Crossing a créé une expérience pour s’immerger dans le Kyoto d’il y a 100 ans.
Certains environnements en réalité virtuelle encouragent la créativité. Comme VRChat qui offre la possibilité de créer un univers, en customisant son monde, son avatar, ses objets.
Le jeu comme anticipation du réel
La possibilité de jeu, essentielle à l’équilibre psychique, comme on le voit chez les enfants, est aussi mise en avant. Un jeu de rôles comme exploration des possibles, comme anticipation des situations réelles. Une fonction identique au rêve d’ailleurs.
Expérimenter des situations virtuelles interactives comporte, en plus de l’aspect créatif, un aspect ludique qui peut participer à l’épanouissement.
Ou aliénation ? Déréalisation, avatar, cerveau et pansement égotique
Les conséquences les plus inquiétantes d’une immersion dans des réalités virtuelles concernent la construction de l’identité, et la perte du lien avec la réalité. En projetant sa propre identité dans celle de son avatar, on risque de finir par croire à cette identité inventée.
Être son avatar
Un avatar qui nous ressemble trait pour trait, avec lequel nous passons du temps et qui interagit pour nous ferait office de véritable jumeau numérique “amélioré”.
De quoi brouiller les limites entre monde réel et fiction, encore une fois, et entrainer une dépersonnalisation.La personnalisation et le perfectionnement d’un avatar apparaissent comme la suite logique de la mise en scène de soi, de son égo, comme sur les réseaux sociaux actuels.
Sauf que les outils de création d’avatars se perfectionnent, et donnent des résultats bien plus perturbants qu’un filtre Instagram. Il est possible aujourd’hui de créer des clones numériques ultra réalistes grâce à l’application Unreal Engine’s MetaHuman Creator d’Epic Games.
Vous pouvez multiplier vos personnalités en multipliant vos avatars, et vous épargner un travail sur une version de vous-même améliorée dans le monde réel.
Le risque ? : un sentiment de déréalisation qui pourrait engendrer des troubles schizophréniques chez les plus fragiles, renforcer l’ isolement.
Réalité virtuelle et cerveau
Car l’immersion change bel et bien la donne pour nos cerveaux. Son activité est différente devant un écran et immergé dans une réalité, un espace physique, même virtuel. Les aires cérébrales stimulées ne sont pas les mêmes.
“Pour reprendre les mots de Roland Jouvent dans Le cerveau magicien, la réalité virtuelle nous permet de parler à notre cheval (le cerveau profond) et non à notre cavalier (le néocortex). Stimuler notre cheval crée un sentiment de présence très spécifique, qui laissera alors une trace bien plus durable qu’au travers des expériences digitales que l’on vit actuellement, comme les visio-conférences.”
David Nahon - Directeur de l’Innovation pour l’Expérience Immersive de Dassault Systèmes - 3DEXPERIENCE Lab - Association française des professionnels des technologies immersives et de leurs usages - l’Afxr.
Mel Slater montre dans ses travaux que la façon dont on se perçoit, par le biais d’un avatar dans une réalité virtuelle, crée une cognition incarnée (“embodied cognition”). Cette perception va influencer notre comportement dans le monde virtuel, mais aussi dans la réalité. Quant à une immersion dans une réalité virtuelle sans avatar, elle provoque l’impression que notre corps réel n’existe pas.
D’autres expériences ont indiqué que la projection des personnes dans leur double virtuel ne se limiterait pas au sensoriel mais pourrait aussi avoir des effets neurobiologiques.
L’expérience de la “Rubber Hand Illusion” (voir vidéo plus bas) entraîne des symptômes qui nous font accepter un corps étranger comme faisant partie de notre corps.Lors d’expérimentations de ce type, la température du corps et la fréquence cardiaque diminuent.
The Rubber Hand Illusion - Horizon: Is Seeing Believing? - BBC Two
Quand le virtuel déborde sur la réalité
Nous avons tout pouvoir sur le comportement de notre avatar que nous manipulons tel un marionnettiste. Plus surprenant, les rôles pourraient s’inverser, et ce jumeau numérique exercer sur nous une influence.
Une étude datée de 2007 a montré le rôle des caractéristiques de l’avatar sur les interactions et le comportement de l’utilisateur dans le monde virtuel. Avec l’effet “Protée”, nous sommes influencés par ce que représente notre avatar. Une étude (Peña et al., 2009) a par exemple démontré que manipuler un avatar aux stéréotypes dysphoriques (cape noire, uniforme du Ku Klux Klan) créait de l’agressivité.
Des éléments confirmés par une étude de 2018 : « lorsqu’ils incarnent Einstein, les sujets ayant une faible estime d’eux-mêmes ont de meilleurs résultats dans la résolution de problèmes que lorsqu’ils incarnent une personne lambda. »
Contrôler les populations grâce au refuge des univers parallèles ?
Pour la scénariste Dolorès Grassian, le fait de plonger dans une double identité factice serait un moyen de fuir dans des mondes plus accueillants le réel brutal de nos sociétés actuelles. Cette fuite, et la propension de l’être humain à choisir la facilité, arrangerait le système capitaliste.
Plutôt que de s’essayer à modifier un monde réel trop sombre, les individus se consoleraient du réel via des univers virtuels, lieu de réalisation de maintes rêveries et fantasmes.
En créant des “pansements pour l’égo”, le procédé autorise une forme de contrôle social sur les populations. Couper les gens de la réalité en les immergeant dans une nouvelle réalité parallèle comme un moyen facile de les contrôler.
La nécessité d’une éthique du virtuel
On peut d’ores et déjà imaginer, par l’exemple des réseaux sociaux, à quel point nos données pourraient autoriser une forme de manipulation, de contrôle de notre environnement et de nos perceptions. La collecte de données privées et leur utilisation a déjà posé question avec Facebook.
Dans le métavers, grâce aux objets connectés, apparaît le “Full body tracking”. Suivi du rythme cardiaque par exemple, qui fournira des données sur nos émotions et comportements dans certaines situations d’immersion.
Comment ne pas s’inquiéter du contrôle que Mark Zuckerberg pourrait exercer sur des milliards d’humains quand on sait que le profit est la valeur première.
L’utilisateur pourra être placé stratégiquement dans un environnement calculé, les contenus qui lui seront présentés seront choisis. Une excellente façon de déformer la perception de nos réalités.
“Le potentiel de modifier notre sens de la réalité, en déformant la façon dont nous interprétons nos expériences quotidiennes directes » du métavers n’est pas à négliger.
Louis Rosenberg, PDG d’Unanimous AI
Etant donné la difficulté qu’ont les plateformes actuelles à éviter les abus et harcèlements sur les réseaux sociaux, il est essentiel d’imaginer un métaverse sain et sécurisé. L’ampleur de la tâche paraît gigantesque.
Doit-on par exemple informer les personnes lorsqu’elles s’adressent à un avatar, un robot, un méta-humain ?
Qui doit se charger de faire respecter ces règles éthiques indispensables ?
Journalisme immersif, désinformation et “story-living”
Sur Minecraft il existe une bibliothèque virtuelle où Reporters sans frontières défie la censure de plusieurs pays.
Une façon de combattre la désinformation, qui pourrait bien prendre une autre dimension dans le métavers. Comment avoir confiance dans des informations relayées par les médias dans un environnement où nos sens sont d’ores et déjà trompés ?
Les informations choisies qui nous seront transmises seront basées sur le résultat d’algorithmes liés à nos habitudes de consommation. Les accessoires de VR permettent une analyse précise de nos réactions (capteurs de mouvements, micro-expressions,...). Ces résultats seront une nouvelle opportunité de monétisation de nos comportements pour les marques, avec des publicités ultra ciblées. Un accès à nos sentiments.
On entend parler également des “news-game”, une forme de journalisme immersif. Demain, je pourrai “vivre” un reportage en étant projetée dans une forêt avec des migrants, pour “ressentir” au plus près la réalité de l’information.
Pour l’utilisateur il s’agira de “vivre” l’information grâce aux technologies d’immersion, le story-living prenant le pas sur le storytelling.
N’y a-t-il pas de quoi s’y perdre un peu ?
S’extraire du réel : l’addiction comme addition
“On trouve cette logique dans pas mal d’œuvres de fiction : la volonté de s’échapper d’un monde devenu invivable dans une réalité virtuelle. C’est d’ailleurs ce que proposent beaucoup de drogues : le métavers propose un phénomène similaire à une hallucination.”
Fabrice Epelboin - Enseignant à Sciences Po et fondateur de Yogosha
Comme on a pu l’aborder tout au long de cet article, les réalités virtuelles immersives sont tentantes pour échapper à des souffrances, ou à une fatigue du réel qui ne tient pas ses promesses.
Accessibles, gratuites, elle pourraient facilement devenir dépendances, et à ce titre, comme toutes les addictions, destructrices. Un abandon de soi-même, un renoncement au réel, à la vraie vie.
Les risques d’une société déshumanisée : humain augmenté ou diminué ? Vers l’illusion du transhumanisme
La fin des corps
Si nous cédons un peu trop vite, trop fort, à la tentation d’une immersion dans des mondes virtuels sans aspérités, nous devrons sans doute assumer la fin du contact physique. Pourtant nous connaissons les conséquences positives du toucher, la production d’endorphine qu’il entraine. Nous savons qu’il est essentiel pour un être humain d’être touché, porté, dès sa naissance, sous peine de graves troubles psychiques. La fin du contact physique c’est la fin de l’humanité faite de chair.
L’illusion d’un effacement des souffrances dues à notre condition de vivant. Et pourtant, encore, ce sont bien les obstacles, les peines, les confrontations, l’échange avec l’autre, nos émotions, qui nous permettent d’évoluer, de nous dépasser et d’apprendre. Nous sommes aussi des corps. C’est grâce à nos corps que nous ressentons, que nous percevons et expérimentons le monde et ses nuances.
Comment grandir si tout est lisse, adapté, insipide ? Quel goût peut bien avoir une aventure qui ne nous met pas en jeu ? Une réalité qui ne nous engage pas ?
Capituler face au réel, refuser la condition humaine : le metaverse comme l’illusion d’une consolation
Effrayés par notre quasi absence de prise sur le réel, d’une manière générale, et rappelée brutalement par l’arrivée du Covid, peut-être avons-nous besoin d’une échappatoire, même factice.
De nouveaux repères, même fragiles, d’un refuge, même illusoire.
“Prends soin de toi”, cette phrase tellement entendue, l’avons-nous vraiment comprise ?
Prendre soin de soi, en tant qu’être vivant, devrait se situer, à mon sens, dans une exacerbation de la conscience de nous-même, et non dans la fuite. Prendre soin de soi, ou rester lucide sur la seule chose que nous puissions changer, contrôler : nous-même.
Accepter la réalité du monde et comprendre que ce qui nous est le plus précieux est peut-être notre sensibilité et notre vulnérabilité, la force que nous tirons de nos combats avec la vie, de nos échanges incarnés aussi.
Le transhumanisme
Plusieurs voix semblent s’accorder pour reconnaître que le danger viendra des dispositifs directement implantés dans nos corps. Accepter un implant neuronal, c’est abdiquer. Accepter la mort de ce qui fait l’humain. Comme si la conscience de soi, notre libre arbitre, notre liberté, aussi douloureux soient-ils, n’étaient pas nos biens les plus précieux.
Les générations à venir seront-elles formatées au point d’accepter une puce qui agirait directement sur leurs perceptions, leurs pensées, leurs sens ? Y accèderont-elles par soif d’adrénaline, de découverte ? Auront-elles seulement le choix ?
La douceur et l’apaisement de l’oubli de soi, remettre sa vie entre les mains d’IA valent-ils ce prix exorbitant ? Ceux qui pourront encore bénéficier du monde réel comme un luxe rare constitueront-ils une sorte d’élite, de privilégiés ?
Un rêve humain, trop humain : maîtriser l’imprévisible
L’homme a toujours voulu reproduire la réalité, l’écrire, la peindre. Pour se donner l’illusion de la maîtriser ?
Mais la réalité ne répond à aucun algorithme.
L’être humain préfère s’échapper dans des mondes fictifs plutôt que modifier le monde réel. Sans doute parce que la rêverie, tout comme la création de mondes virtuels, nous donnent l’impression d’avoir un pouvoir factice sur notre environnement. Sauf que la volonté d'hyper maîtrise nous fera paradoxalement perdre le contrôle. Que la disparition du réel revient à la disparition de l’humanité.
La vie réelle nous a appris que nous devions faire avec l’imprévu et les souffrances. Se produit alors un désintérêt d’un monde réel détérioré au profit d’une fuite dans des réalités illusoires.
Le réel ne suffirait plus à l'être humain. Peut-être parce que nous ne savons plus prendre le risque de vivre vraiment. Peut-être parce que la liberté nous fait peur et que le courage nous manque. Au point de ne plus vouloir prendre la responsabilité de nos vies. Au point d’avoir des rêves assistés par ordinateur.
Le réel me semble pourtant beaucoup plus puissant que n’importe quelle réalité alternative. Et moins dangereux finalement. C’est comme s' il s’agissait de faire un choix, quand on a besoin de sensations fortes : consommer des substances psychoactives ou tenter le parapente. Quel choix faites-vous pour vous sentir vivant ?
Ne devrions-nous pas faire le chemin inverse ?
Nous recentrer sur le lien au vivant, irremplaçable, reconsidérer le monde, notre perception de la réalité ? Nous redonner du temps et de l’espace pour investir notre réalité, la rendre chaque jour plus belle. Voyager, rencontrer, créer.
Accepter le caractère éphémère de notre condition, mais aussi toute la richesse de nos imperfections. Oser découvrir la magie de l’inattendu en osant vivre vraiment le réel, entièrement, en osant chercher et vivre nos propres rêves. Se nourrir du réel, bien plus riche que n’importe quelle illusion.
Dans 50 ans, l’être humain saura-t-il toujours se réjouir de ces bonheurs inimitables, irremplaçables, fragiles : un coucher de soleil, arpenter une forêt, un rire partagé, le contact d’une peau ? En aura-t-il encore seulement la possibilité ?
Le nouveau monde que nous décrit Em est vertigineux, beaucoup plus grand que celui que découvrait naguère Christophe Colomb. Selon Em, nous passons en moyenne 5h par jour sur nos écrans en 2021. Soit 30% d’augmentation par rapport aux 2 années précédentes.
Nous sommes déjà les uns et les autres à des degrés divers dans ce nouveau monde. Une part de notre temps est consacrée à converser avec des photographies plus ou moins traffiquées ou avec des avatars dont nous ne savons que ce qu'ils nous disent. Beaucoup passent des heures à jouer un rôle dans un environnement qui est une parodie de la réalité. Avec Meta, on entre dans des mondes totalement imaginaires où l'autohypnose nous guide.
L'autohypnose seule? Déjà le big data nous manipule, agit sur nos consommations et nos votes politiques. Maintenant il va entrer dans notre inconscient et agir sur notre être. Terrifiant ! Petit à petit, ce monde est en train de nous capturer. Que vont faire avec ces outils les empires totalitaires?
Em nous montre ce qui se passe. Nous en sommes conscient. Il nous faut résister. Pas à ce courant de l'évolution qui est irréversible. Il nous faut réagir. Arrêter les gigantesques manipulations dont nous sommes l'objet. Ecouter la voix du créateur du www, Tim Berners Lee. Réintroduire l'éthique, la conduite sociétale. Vive le Web 3.0!